L’ « Agora-resort », plus de deux cents chambres et appartements avec services hôteliers trois et quatre étoiles. Son chantier? Une centaine d’emplois… sous-traités, sous-sous-traités et sous-payés. Quel est le prix du confort des « déjà riches »? Quel sera l’exutoire des « toujours pauvres »?
Quand auront été vendu à plus de 700 000 euros les appartements de moins de 80m² où des seniors pourront profiter de services hôteliers et d’un accès facile à toutes les commodités du centre-ville piétonnier, quand les hommes d’affaire pourront se loger aisément dans le luxe à Louvain-la-Neuve et quand les académiques pourront côtoyer le « gratin » de ce monde dans des séminaires quatre étoile, on se souviendra très peu de la grève des ouvriers roumains sous-payés ou de l’arrestation des deux travailleurs illégaux en ce mois de juin 2017.
Et pourtant, qu’est-ce qu’ils sont utiles ces travailleurs, pour se façonner un monde de bisounours où on croit qu’on ne doit qu’à son propre mérite le luxe de construire, sur une dalle au-dessus d’une vallée, un univers merveilleux aseptisé de toute misère sociale apparente. Le seul mérite, peut-être, est de savoir faire de l’argent sur le dos des autres en les privant au passage de toute reconnaissance sociale et de leur dignité d’être humain.
À Louvain-la-Neuve, en ce mois de juin 2017, le chantier de l’Agora-resort a vu se succéder une grève d’ouvriers roumains sous-payés pour sous-sous-traiter un travail dans un faux statut d’indépendant, ainsi que l’arrestation de deux travailleurs en situation illégale. Mais la faute à qui, après tout? Ce n’est quand même pas la faute des promoteurs, ni des acquéreurs des appartements, ni de l’UCL, ni des habitants de LLN, si des Brésiliens tentent de réaliser leur « rêve européen », s’il existe du dumping social, si le sous-traitant « sous-traite » ses employés… Dans un tel contexte, c’est le travailleur immigré qui paye et qui, arrivé en Belgique pour tenter de fuir les bas échelons de l’échelle des inégalités, y est renvoyé manu militari, menottes au point. Sa condition sociale lui est bien rappelée et les riches promoteurs et acquéreurs des biens hôteliers peuvent continuer à vivre confortablement dans l’illusion de leur mérite lavé de toute apparence du labeur des autres. L’inertie des inégalités croissantes fait son œuvre: les précaires s’enfoncent dans la pauvreté tandis que les aisés en accroissent leur confort. Pourtant, tous ceux qui profitent et qui cautionnent sont responsables: s’ils n’ont pas une responsabilité légale directe, leur responsabilité est morale.
À Tout autre chose, nous contribuons tous les jours à la construction d’une société solidaire, juste, égalitaire, émancipatrice, plurielle… Même quand nous n’avons pas la main sur le cours des événements, nous dénonçons. Parce que le premier pas pour changer les dysfonctionnements de notre monde, est de cesser de croire qu’on ne peut pas dénoncer, qu’on ne peut pas déranger. Ci-dessous, donc, nous relayons le témoignage d’une habitante ayant assisté à l’arrestation des deux travailleurs brésiliens. Coup de gueule de sa part, et de la nôtre !
A vélo, je vais vers le centre de Louvain la neuve. J'arrive devant la statue du petit moine martyr, après avoir longé le chantier du prolongement de la dalle entre l'Aula Magna et l’église St-François. Et là, au pied de l'église, j'aperçois un attroupement, une voiture de flic banalisée, et surtout un flic en train de menotter dans le dos les mains d'un homme. Il a les mains toutes blanches, du plâtre apparemment. Bizarre. Je regarde mieux, il a un casque à la ceinture. Un casque de travailleur. Plein d'hommes sont là, à côté, avec leur casque, dans l'enceinte du chantier, encerclés par quelques policiers. Alors là, je m'arrête et regarde : Un homme est déjà poussé dans la voiture, l'homme blanchi de plâtre y est poussé aussi, menotté, "c'est un criminel, n'est ce pas", me dit un autre quand je pose la question du pourquoi, et la voiture démarre en trombe, gyrophare bleu virevoltant derrière son pare brise. Je n'en reviens pas. Tous ces hommes en tenue de travail sont à l'arrêt; je pose une question, "documents" me répond-t-on. Ca va j'ai compris. Très peu d'entre eux parlent français, donc silence... J'ai juste un véritable haut le coeur. Je passe mon chemin, fais ma course au centre de la ville et reviens vite, car cela me taraude. Les hommes, les ouvriers du chantier sont toujours là, je les entends parler, dieu sait quelle langue. Les flics ferment toujours l'entrée du chantier au pied des cabines de la direction. J'essaie d'écouter, de comprendre un peu. Je suis ulcérée. Ces hommes qui travaillent dans ce chantier de béton par n'importe quel temps, à dieu sait quelles conditions, pour construire des bâtiments qui ne rapporteront qu'aux riches indignes, aux promoteurs et investisseurs insouciants des droits humains, ces hommes venus d'ailleurs, qui font ce que nous, en Belgique ne pouvons pas faire car cela coûte trop cher... Et rapporterait trop peu aux investisseurs... Eux le font, et se font arrêter, menotter, jeter. C'en est trop. Je crie : " Pourquoi les arrêtez-vous? C'est dégoûtant, inhumain, odieux !" Un policier me répond : "Je suis tout à fait d'accord avec vous, madame; je suis très mal à l'aise de faire cela. Je n'ai pas le choix." PAS LE CHOIX ? Dans la foule d'hommes à l'arrêt, une voix s'élève, quelqu'un parlant français : "t'en fais pas madame, ceux dans les bureaux, là, ceux-là ils auront pas de problèmes!" et il montre les cabines là-haut perchées au-dessus du petit moine martyr, au pied de l'église St-François. "Ceux dans les bureaux,là, ceux qui commandent, c'est eux qu'ils faut menotter, jeter !!" je leur dis. J'ai juste les larmes qui coulent, et honte, honte, honte. Même ici, notre petite ville, avec son idéal d'humanisme... accepte l'esclavagisme, non ? Je n'ai plus la force de pédaler. Ni de regarder cette dalle qui crève des êtres humains.
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